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dimanche 27 octobre 2019 12:34

Stephan Eicher en interview : "J'ai eu peur de ne plus pouvoir sortir d'album"

Par Théau BERTHELOT | Journaliste
Passionné par la musique autant que le cinéma, la littérature et le journalisme, il est incollable sur la scène rock indépendante et se prend de passion pour les dessous de l'industrie musicale et de l'organisation des concerts et festivals, où vous ne manquerez pas de le croiser.
Le retour de Stephan Eicher en 2019 s'est organisé en deux temps. Après le festif "Hüh", l'artiste a enchaîné avec le somptueux et mélancolique "Homeless Songs". Dans un bar parisien, le plus passionnant des chanteurs suisse nous explique la naissance de cet album, entre deux piques à son ancienne maison de disques avec qui il est en conflit.
Crédits photo : Benoit Peverelli
"Est-ce que selon vous, il est encore important de sortir les clips ?" La question est déroutante. Pourtant, c'est de cette manière que nous accueille Stephan Eicher au bar du Pavillon de la Reine. Tandis que la nuit tombe sur la Place des Vosges, le chanteur nous invite à prendre place à sa table, entre deux tasses de café. Son nouvel album "Homeless Songs" est sorti il y a un mois et la presse est dithyrambique. Il n'en vendra certainement pas des millions d'exemplaires, mais Stephan Eicher s'en fiche. Avec ces chansons sans abri, il a retrouvé la liberté de composer comme bon lui semble après un long conflit judiciaire contre son ancienne maison de disques. Le ton est donné !

Propos recueillis par Théau Berthelot.

Sept années ont passé depuis la sortie de votre dernier album de chansons originales . Pourquoi tout ce temps ?
Ce n'était pas ma volonté. J'ai fait une faute : j'ai lu une deuxième fois le contrat. Il y avait des choses qui n'étaient pas respectées. Je suis allé voir un avocat pour voir si j'avais raison. Je lui ai dit : « Est-ce que vous auriez la gentillesse d'aller voir la maison de disques pour dire que ça ne va pas ? ». La réponse a été très arrogante. Je n'avais pas pensé qu'en France, il me manquait deux choses que mon adversaire, la maison de disques donc, avait : l'argent et le temps. Cela a duré très longtemps. J'étais un peu triste, j'avais l'impression d'être quelqu'un à qui on a jeté de l'eau au visage. Mais ça n'a pas été sept années sans rien, j'ai passé la première et la dernière année à discuter. Il y a eu trois ans et demi où c'était bloqué. Mon avocat m'a dit qu'on n'était qu'au milieu de la procédure. Au total, je n'aurais pas pu faire de disque pendant 10-11 ans. Je lui ai dit : "Je ne peux pas, j'ai une famille à nourrir, je peux encore faire une ancienne tournée avec les chansons, il faut que je me plie". En 2017, je me suis plié. J'ai commencé à enregistrer "Hüh" avec le Traktorkestar et j'ai commencé à finir le disque que j'avais débuté en 2015, qui ne s'appelait pas "Homeless Songs" à l'époque.

Pourquoi avoir sorti "Hüh" avant de revenir rapidement avec "Homeless Songs" ?
J'ai écrit pendant tout ce temps. Je trouve que le système et le mode d'écoute a changé. J'ai grandi dans un mode où on faisait un disque, on partait en tournée, on allait chez le psy pendant un an, on se remariait etc. C'était un peu ça les années 90 et 2000. Avec le streaming, c'est différent, on pourrait presque sortir un disque tous les jours. C'est encore plus flagrant dans tout ce qui est J-pop... Aujourd'hui, dans la pop très actuelle, ce sont des EP de 2-3 chansons. Billie Eilish, son premier disque est sorti cette année, mais elle a sorti un EP avant ça.

Regardez le clip de "Si tu veux (que je chante) :


« Ils ont baissé le budget de 60%, j'ai fait un disque de 11 minutes. Le label n'a pas aimé la blague »
Comment est né "Homeless Songs" ?
Avec une lettre recommandée que j'ai reçue le 6 décembre 2014 où il était écrit, de la part des avocats d'Universal, que je leur devais un disque. Je les attaquais sur 26 points non respectés et ils ont vu que parmi les points, je leur devais encore un disque. Sur ce, j'ai commencé tout de suite à écrire. Ils m'ont précisé que le budget avait baissé de 60%. Vous recevez 100 pour ce travail et à la fin vous n'en n'avez que 40. On a décidé d'une chose : si le disque est de 30 minutes de base, il ne durera que 9-10 minutes, ça représentait 40% du disque. J'ai fait un disque qui ne durait que 11 minutes, et je l'ai envoyé à la maison de disques. Ils n'ont pas aimé la blague. Je me suis même demandé si j'allais le sortir gratuitement sur YouTube. Mais c'était bizarre parce qu'il n'y avait pas de pause entre les chansons, c'est en continu. Trois chansons ont été reprises pour "Homeless Songs". Ensuite, j'ai continué à travailler autour de "Songbook" [album sorti en 2017 avec le romancier suisse Martin Sutter, ndlr] avec un petit groupe spectaculaire en studio. J'ai eu quelques idées qui sont devenues cette version plus douce, moins agressive et moins amère. Si j'avais sorti le disque court et agressif, le public l'aurait trop pris en pleine gueule.

L'album est visiblement né dans la douleur, peut-être même la colère. Et pourtant, vous avez choisi la douceur... Comment l'expliquez-vous ?
Si vous n'êtes pas contents, vous pouvez lever la voix mais si vous avez vraiment un problème à régler, ça ne fonctionne pas vraiment. C'est un disque où on prend un thé ou un café et je vous parle. On n'est plus dans une optique "ouais ta gueule !". C'est pas mal aussi, mais c'est plus court.

« Je ne veux pas me réduire à l'auto-censure »
Pourquoi avoir décrit ces chansons comme sans domicile, sans abri ?
Je ne savais pas si elles allaient sortir un jour. Est-ce qu'elles restent dans un tiroir ? Est-ce qu'elles trouvent un sens dans ce monde et dans cette industrie ? J'ai eu peur à un moment de ne plus pouvoir sortir un disque. Ils ne sont pas très tendres, ces gens. Quand ils viennent à un de vos premiers concerts et qu'ils vous demandent si vous voulez sortir un disque, vous signez tout de suite. Si vous commencez à douter de leur pouvoir, là il y a des petites scènes à la Scorsese. Je n'ai pas eu de tête de cheval dans mon lit (rires) mais ils n'étaient pas tous très doux.

Vous aviez fait un album où vous récitiez les "Rêveries" de Rousseau. Ce "Homeless Songs" est-il une sorte de suite logique ?
Pas mal, vous êtes le premier à me le dire ! A la fin du disque, il y a un trio de cordes et de cor. La dernière chanson ["Wie Einem Der Gewissheit Hat"] est basée sur une prise des "Rêveries" que j'ai reprise avec celui qui a fait la pochette du disque [Gregor Hildebrandt, ndlr]. Il m'avait appelé sur mon répondeur et a récité un poème sublime. Je me suis dit que ça pouvait marcher avec les sonorités. Il y a un pont qui ressemble à "Rivière". Comme sur d'autres morceaux du disque, il y a ces collages assez libres.

Ecoutez "Niene Dehei" :


« L'industrie est finie, tant mieux ! »
Dans une interview pour le Dauphiné Libéré, vous avez dit ne pas vouloir plaire avec ce disque. Pourquoi ?
J'ai raconté encore une fois des conneries, ce qui m'arrive beaucoup (rires). Je ne voulais pas plaire aux médias, aux responsables des maisons de disques qui n'étaient pas dans le studio. Je ne voulais pas entrer dans le moule. Aujourd'hui, quand vous travaillez avec des jeunes musiciens, beaucoup vous demandent combien de temps durent les prises. Quand vous leur dites "3 minutes 10", ils vous répondent que c'est parfait et que ça peut faire un single. Cette idée de plaire, de se forcer à être radiophonique à une époque où il y a plein de chansons sublimes qui ont un grand public mais qui ne passent pas en radio, ça m'a donné une grande liberté. Il y a plein de superbes musiques qui ne sont pas diffusées mais qui ont des dizaines de millions de streams. Je ne veux pas plaire à une espèce d'auto-censure. Sortir un single, mon cul ! C'est justement le cas avec "Monsieur - je ne sais pas trop", ça sort parce que c'est un petit peu un single mais est-ce qu'il faut faire un clip ? Là est la question !

Ça vous désespère aujourd'hui les nouveaux modes de consommation, l'état de l'industrie ?
L'industrie est finie, tant mieux ! Elle survit grâce aux masters qui leur appartiennent mais je crois qu'il y a d'autres personnes qui vont attaquer aussi. Ils ont raison, ils ont bien plus de temps et d’argent. Ça va totalement changer notre métier. Finalement tant mieux, c'était peut-être une faute que le centre de notre métier, ce soit l'idée d'enregistrer et de vendre des disques. Moi je suis plutôt dans l'état de surprendre. Pendant qu'on parle, Google peut acheter Disney ou Universal, s'ils font ça on peut plier la boutique !

Il y a une grande liberté dans ce disque, avec des titres allant de 43 secondes à six minutes. Cette liberté, c'était votre mot d'ordre ?
Absolument ! Si j'ai trouvé ce que j'avais à dire, comme sur des chansons comme "Broken" et "La fête est finie", j'arrête. La première version était comme ça, c'étaient des bouts très courts mais très denses. Tout à coup, il y a eu des chansons comme "Niene Dehei" ou "Papillons" avec lesquelles je ne voulais pas que ce sentiment s'arrête. Je voulais rallonger. Quelle joie artistique de faire ça ! J'ai vraiment fait ça comme un gosse. Sur "Broken", je trouvais ça même long 40 secondes pour juste dire « Tout est cassé ».

« J'étais si libre avec ce disque »
Justement, quand vous chantez "Tout est cassé et tout est dit" sur "Broken", à quoi faites-vous référence ?
J'étais derrière le piano, je crois avoir eu un appel d'une ancienne maison de disques ou d'un avocat... Ces emmerdes ont attiré beaucoup d'autres emmerdes. J'étais au piano, j'ai commencé à chantonner ce mini-poème et je l'ai enregistré. Reyn Ouwehand [compositeur de film et musicien occasionnel de Stephan Eicher] est venu au studio, je lui ai fait écouter et il m'a dit "laisse-moi faire une orchestration de 33 personnes". Et il l'a fait. Il a utilisé un orchestre pour seulement 3-4 accords. J'étais si libre avec ce disque, je lui ai dit "envoyez-moi la facture, ça ne me gêne pas". Tout me va. C'est comme la pochette, je n'ai rien décidé, je savais que je voulais cet artiste. C'est lui que j'ai choisi, donc j'acceptais tout ce qu'il allait faire même si c'était un statement.

Être parfois à contre-courant des codes de cette industrie, c'est une force ?
Là, ça m'a libéré mais ça prend beaucoup de temps de se poser la question "pourquoi faites-vous ça" en tant qu'artiste. Je suis actuellement en tournée, je fais deux-trois trucs que je n'aurais pas fait si j'avais été seul. Il y a une équipe technique, une façon de développer le spectacle. Aujourd'hui, je suis plus heureux, j'ai plus de liberté. J'ai même commencé à noter des choses. Je suis plus heureux et libre qu'attaché à quelque chose.

Ecoutez "Monsieur - je ne sais pas trop" :


« Certaines paroles sont un commentaire sur la société »
Le single "Si tu veux (que je chante") on peut le lire comme une chanson à propos de votre conflit avec l'industrie ?
Je ne le considère pas comme un single mais vraiment comme le début de l'album. Quand ma maison de disques m'a demandé de sortir quelque chose, je leur ai suggéré celle-là. Elle a sa place parce qu'elle décrit ce qui va suivre. Sur ce disque, j'aime bien que certaines paroles soit comme un commentaire sur la société. Si chacun finit le texte dans son contexte, c'est ça que j'adore et que je recherche.

Qui est ce "Monsieur - je ne sais pas trop" que vous chantez ?
Moi, je sais... Il faudrait demander vraiment à Philippe Djian. Je crois que l'homme traverse une vraie crise en ce moment. Je pense que dans "Monsieur - je ne sais pas trop", nous sommes des boulets dans notre société. On emmerde tout le monde. C'est tant mieux, d'ailleurs, de nous taper dessus. Ça fait 8.000 ans qu'on fait les cons. Quand je le chante chaque soir, je le vois comme ça.

Vous retrouvez votre complice Philippe Djian. Cette collaboration dure depuis 30 ans, c'est toujours aussi fort entre vous ?
Plus fort, même ! Avec cette crise, on s'est rapproché. C'était un peu un hasard. On est tous les deux un peu sans domicile fixe et on s'est retrouvé dans la même maison. Il arrive qu'on se retrouve dans la même cuisine pour des raisons différentes. Il lui arrive de faire des masterclass et moi j'enregistre dans ce lieu. Depuis deux ans, il y a beaucoup de moments où on se retrouve dans une cuisine, c'est pourquoi des chansons comme "Prisonnière", récemment. On s'est beaucoup vu, et ça continue. Je crois que ça laisse une sensibilité grandissante, plus profonde qu'avant.

Il y a eu les automates puis le Traktorkestar. Quel est le concept derrière votre nouvelle tournée ?
Que ça se passe pendant une nuit. J’adore l'idée de la nuit américaine : pour la créer, il faut beaucoup de matériel pour faire une nuit qui est encore plus sublime qu'en vrai. Au début du concert, je voulais qu'il y ait la lune qui tombe, que l'on joue pendant la nuit et que le jour revienne à la fin. On a crée un espèce de ciel et on a commencé à expérimenter. On a donc amené quelque chose d'artificiel dans des théâtres et les gens oublient que c'est artificiel. J'ai fait tout le design avec une application iPhone qui a coûté 4,49€ (rires). Mais on travaille encore dessus.

Crédits photo : Tabea Hüberli .
Pour en savoir plus, visitez stephaneicher.com et la page Facebook de Stephan Eicher.
Ecoutez et/ou téléchargez la discographie de Stephan Eicher sur Pure Charts.

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