20th Century Studios
Dans son autobiographie "Born to Run", Bruce Springsteen décrit son album "Nebraska" comme « une méditation impromptue sur [son] enfance et ses mystères ». Il est vrai qu'en ne choisissant pas le disque le plus populaire du Boss pour en faire le sujet de son film, le réalisateur Scott Cooper espère livrer un biopic à contre-courant de ceux qui squattent les salles de cinéma depuis plusieurs années. Une intention louable d'autant plus qu'il y a 16 ans, le cinéaste américain nous avait touchés en plein coeur avec son premier long oscarisé "Crazy Heart", sur une vieille star country déchue et alcoolique. On se disait donc qu'avec ce premier fait d'armes en poche, le cinéaste saurait donner une ampleur à la vie du Boss. C'est à moitié le cas...
Un biopic aux allures de mélodrame
Car ce "Deliver Me From Nowhere" très attendu, surtout par les millions de fans de la star, se concentre sur quelques mois de la vie de Bruce Springsteen. En 1982, au sortir du triomphe de son album "The River" et du single "Hungry Heart", son premier Top 10 américain, le chanteur s'isole pour donner naissance à son successeur. Alors que tout le monde attend de lui une nouvelle machine à tubes le propulsant sur orbite, le rockeur prend le chemin inverse en délivrant "Nebraska", un album intime et folk de 10 titres, enregistrés dans des conditions précaires sur un 4-pistes.
Un biopic qui, à l'image de l'album qu'il traite, se veut à l'opposé des "Bohemian Rhapsody", "Rocketman" et autres "Bob Marley : One Love". Mais tombe dans le piège des écueils du genre. La raison ? "Deliver Me From Nowhere" s'attarde trop lourdement sur le passé familial et une relation compliquée entre Bruce et son père alcoolique et violent, incarné par Stephen Graham, star de la série Netflix "Adolescence". Cette toile de fond donne des scènes d'une lourdeur et d'un dramatique ampoulé, digne d'un mauvais mélo, alourdissant un récit qui n'en demandait pas tant. N'est pas Douglas Sirk qui veut ! Certes, le cinéaste montre sa superstar non pas en pleine gloire mais rongée par le doute, la culpabilité et, parfois, la panne d'inspiration. Mais le fait sans une once de subtilité.

Jeremy Allen White divise, Jeremy Strong impressionne
Jeremy Allen White est un choix perturbant. Pas mauvais en soi, l'acteur et sex-symbol n'arrive pourtant jamais à s'effacer derrière ce personnage du blue collar américain. Une scène dans laquelle il fond en larmes sera, on le sait d'avance, utilisée pour sa vignette de présentation aux Oscars dans la catégorie Meilleur acteur. À ce titre, on lui préférera logiquement "Un parfait inconnu" sorti en début d'année, bien plus inspiré et chavirant sur Bob Dylan, et porté par un Timothée Chalamet impeccable qui, lui, a réussi à s'effacer derrière le barde folk. Ou la folie d'un "Better Man" qui, pour le coup, osait le tout pour le tout à travers ses séquences musicales et simiesques.
Le film se divise ainsi en deux parties. La première moitié, classique et sans éclats, se concentre donc sur l'enregistrement de "Nebraska", où un artiste isolé dans une maison en pleine forêt du New Jersey regarde en boucle le film "La balade sauvage" de Terence Malik et lit les nouvelles de Flannery O'Connor pour trouver l'inspiration de chansons évoquant tour à tour la fuite d'un couple de meurtriers et sa propre enfance. La deuxième vaut le détour : elle est axée sur le moment où Springsteen va réussir à imposer un album que personne ne veut. Car en écoutant ce disque folk enregistré sur un 4-pistes à la qualité douteuse, ses proches tombent des nues. « C'est comme ça tout du long ? » s'interroge, dans une séquence délicieuse, l'ex-grand manitou de la Columbia, Al Teller, en écoutant apeuré "Nebraska".

Une deuxième partie de film passionnante
Ce disque risqué, son manager Jon Landau y croit. Il est incarné à l'écran avec brio par Jeremy Strong, star de la série "Succession" et déjà impressionnant dans "The Apprentice", biopic sur Donald Trump. D'autant plus que Bruce Springsteen veut sortir le disque sans promo, ni tournée, ni même mettre son visage sur la pochette ! Un suicide commercial pour beaucoup. Le Boss impose ainsi une seule condition : qu'aucune retouche ne soit faite pour que son album puisse sortir tel quel, sans passage par la table de mixage. Dans une scène, la meilleure du film et qui rappelle l'enregistrement de "Bohemian Rhapsody" dans ledit biopic, lui et son équipe essaient de retrouver le son d'origine de la cassette de "Nebraska", avec ses imperfections, ses frottements et son écho impossible à supprimer, pour le traduire sur vinyle.
D'autant plus qu'en parallèle, le rockeur américain enregistre déjà les chansons qui feront le succès de "Born in the USA" deux ans plus tard : le morceau-titre, "Glory Days" ou "I'm On Fire". Ce sont ces titres tubesques qu'Al Teller veut voir sortir, pas cet « album folk de merde » comme il le décrit. Mais Bruce Springsteen obtiendra gain de cause : "Nebraska" entrera directement troisième des ventes aux États-Unis et deviendra un disque chéri des fans. Celui qu'on a immédiatement envie d'écouter en sortant de la salle. N'est-ce pas là le principal ?