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Isabelle Adjani - Bande originale


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Le 25/10/2023 à 11:00, Hello a dit :

Elle fait la Une du nouveau numéro des InrockuptiblesIMG_1355.thumb.jpeg.d723f6eaea02b71eeecae4d1b79b1b27.jpeg

 

 

L'interview :

Révélation

On l'attendait depuis quarante ans : après un premier album paru en 1983 , Isabelle Adjani publie Adjani, Bande originale, qui rassemble des duos enregistrés au cours des dernières décennies. L'occasion d'une longue et passionnante conversation, déclinée avec la philosophe Cynthia Fleury, dont elle est une fidèle lectrice et qu'elle a souhaité rencontrer pour ce numéro, puis Benjamin Biolay et Étienne Daho, avec lesquels elle partage deux chansons magnétiques.

C'était devenu un mythe, murmuré dans les coulisses des salles de concerts : il existait un nouvel album d'Adjani, là, dehors.

Les informations perlaient, au compte-gouttes. Tant et si bien que l'on désespérait de le voir advenir, cet album d'Adjani qui formait comme une toison d'or. Et puis, un beau jour, il se concrétisa. Un lien dans une boîte mail. Un nom, “bande originale”, et un format de duos au casting rock et hanté : Christophe, Daniel Darc, Philippe Pascal (Marquis de Sade), mais aussi Simon Le Bon de Duran Duran, Peter Murphy de Bauhaus, David Sylvian (de Japan, également auteur et interprète de Forbidden Colours sur la BO de Furyo, signée Ryūichi Sakamoto), Benjamin Biolay, Étienne Daho, Gaëtan Roussel, Seal, Youssou N'Dour et Akhenaton.

Quarante ans après son premier LP (Isabelle Adjani) piloté par Serge Gainsbourg, Isabelle Adjani sort donc un nouvel album, orchestré cette fois-ci par Pascal Obispo avec l'aide de Cécile DeLaurentis (autrice-compositrice qui a signé un premier album en 2021, Unica ). Adjani chante et pense surtout, férue d'essais dont elle nous parle dans cette longue conversation où se croisent Gainsbourg, Duras, Sagan, Birkin, Chéreau, Truffaut, Kidman, mais aussi l'intelligence artificielle, la grève des scénaristes à Hollywood, MeToo, la mort, l'amour, l'envie. Une conversation menée par mail, puis “en vrai” dans le jardin d'hiver d'un grand hôtel parisien, puis de nouveau par mail, puis par sms. Une conversation étirée, bouillonnante, éruptive, joyeuse et profonde qui s'est étalée sur plusieurs jours. Et qui se poursuivra, très certainement.

 

Qui a initié ce nouvel album ? Vous ou Pascal Obispo ?

Isabelle Adjani -J'ai rencontré Pascal Obispo dans les années 2000, lors d'une émission télé pour le Sidaction. J'avais accepté un duo avec lui à sa demande. Il a remarqué, je crois, que je n'étais pas très bien. Il m'a alors dit : “Tu n'as pas envie de chanter ? T u sais, ça va vraiment doper tes endorphines… ”

C'est tout bête… [rires] Il m'a parlé d'une réserve de chansons en attente, a insisté pour que je vienne en studio les interpréter. J'ai objecté que je n'étais pas une chanteuse. Il a insisté, m'a convaincue. Alors je me suis rendue soir après soir dans son studio à Suresnes. Des amis à lui passaient. Il y avait quelque chose de chaleureux. Au départ, je ne l'ai fait que pour me sentir mieux. Et au bout de quelques chansons enregistrées, il m'a dit : “En fait, ça serait bien d'envisager un album. ” Il n'était alors pas du tout question de duos. Puis l'idée d'un featuring de Youssou N'Dour a jailli. Et peu à peu Pascal s'est mis à envisager et contacter d'autres intervenants… Et, tout à coup, tout s'est arrêté. Les chansons n'avaient pas trouvé de forme achevée en termes de production musicale. Pascal avait perdu le fil d'Ariane, je crois. Et c'est seulement des années plus tard, lorsqu'il a rencontré Cécile DeLaurentis, une bombe de la scène electro, qu'il a eu une épiphanie. Il tenait la dimension, le disque pouvait reprendre. Il m'a recontactée, m'a parlé d'elle, du souffle orchestral qu'elle apporterait au disque et m'a proposé d'enregistrer toutes les chansons qu'on n'avait pas encore faites.

 

Comment l'album a pris forme en termes de construction, de choix des morceaux?

Nous nous sommes lancés dans une sorte d'expérience à l'échelle d'une vie ! Créer un format continu, comme un film sonore. C'est pour ça que chaque titre est à sa place dans un ordre bien précis, suivant le schéma de la bande originale d'une vie amoureuse, avec un fil narratif logique : rencontre - amour/passion - difficultés/doutes/regrets/départs - solitude. Je crois que c'est cette expérience qui a séduit les autres interprètes masculins. C'est un album au sens premier du terme. Un album de famille, d'amants imaginaires ou d'amants bien réels incarnés par les interprètes masculins. L'album d'un parcours amoureux. Les chansons ont donc suivi ce qui s'est passé dans ma vie. L'idée n'était pas de créer une suite à Pull marine, mais au contraire de s'en éloigner.

 

Vous avez donc re-chanté lorsque la production du disque a repris ?

Oui, pour certaines chansons, Pascal a utilisé les enregistrements initiaux de ma voix. Pour d'autres, j'ai chanté à nouveau.

 

Les voix masculines étaient enregistrées à côté ?

Oui, à part. On ne s'est pas croisés pour l'enregistrement.

De toute façon, les chansons ne sont pas tout à fait des duos classiques. Parfois la voix masculine intervient comme un happening seulement à la fin du morceau, comme dans la chanson avec Christophe, dont la voix insaisissable, fragile crée une atmosphère planante. Chaque titre invente un peu sa façon de faire coïncider les deux voix. L'album a failli s'appeler Femme et Hommes en écho contradictoire au duo avec Daniel Darc [Homme et Femme]. L'objectif était de réunir des artistes de styles et d'horizons différents pour ce projet.

Des personnalités vocales très fortes. Des timbres de voix inoubliables et uniques. Daho apporte une forme de force tranquille, un samouraï très zen. Darc n'appartient qu'à lui-même dans sa rareté poétique qui bouleverse ; sa diction et son timbre soulignent le côté “fataliste” du texte. David Sylvian a une voix de “loup”, un timbre grave et chaud, très masculin. La voix un peu dingue de Peter Murphy colle à merveille au côté “transe” vers lequel la chanson Japan Airlies évolue.

 

Le disque pourrait ressembler à la chambre d'adolescent de Pascal Obispo au milieu des années 1980. Il y aurait au centre une image de vous et autour les disques qu'il écoute…

Hahaha… C'est possible, mais c'est à lui que vous devez le demander ! Il ne me fait pas ce genre de confidences, ne m'a pas dit : “Tu m'as fait rêver il y a longtemps, maintenant je vais te faire chanter avec toute la musique d'époque autour. ” [rires] S'il y a fantasme ? I don't know!

 

Et est-ce que, comme l'avait prédit Pascal Obispo, chanter vous a fait du bien ?

Ah oui ! Vraiment… Même si je ne me vois toujours pas comme une chanteuse, mais comme une actrice qui chante…

 

Quelle est la différence ?

Une chanteuse, c'est une voix qui emporte la musique.

Moi, c'est la musique qui porte ma voix. Serge [Gainsbourg] me parlait de murmures pour m'indiquer comment chanter.

Il prenait un méchant plaisir à répéter que l'horreur, pour lui, c'était les chanteuses à voix.

 

L'actrice qui chante, c'est vraiment un concept qu'il a inventé et qui a redéfini ce que pouvait être une chanteuse, avec Jane Birkin, vous, Catherine Deneuve…

Oui, bien sûr, notre seule légitimité de chanteuses, c'est lui.

Aucune de celles que vous avez citées, ni moi bien sûr, n'aurait chanté sans lui je pense. Avant, il y avait eu Brigitte Bardot.

Et Anna Karina, qui, elle, avait une voix un peu plus tonnante. Je me souviens que lorsqu'on lui parlait de coffre pour décrire la puissance vocale, il se bouchait les oreilles, faisait des grimaces ! [rires] Serge me troublait beaucoup. Ce n'était pas quelqu'un qu'on rencontre de façon anecdotique.

Même s'il a rencontré beaucoup de monde et que beaucoup de monde l'a rencontré.

 

Quand l'avez-vous rencontré ?

C'était au moment de Rocking chair, une première chanson qu'il avait écrite pour moi, des années avant l'album Pull marine. J'étais allée le voir rue de Verneuil. Il était au piano et cherchait ma tonalité. J'étais assez tremblante. Et émue aussi. Je ressentais sa sensibilité qui se diffusait comme par capillarité.

 

Parce que son œuvre existait déjà fortement pour vous ou à cause de ce qu'il diffusait ?

Vraiment les deux. C'était indissociable. Son œuvre, son charisme… Avec les paroles de Rocking chair, on comprend que Serge envisage son interprète comme une Lolita qu'il voudrait consentante, offerte à la bascule, charmée, ensorcelée par une poésie qui la soumet aux amours pervers. Une jeune fille ne pourrait plus la chanter aujourd'hui. Cette évocation d'un fantasme, même en référence littéraire, passerait immédiatement pour un appel au viol, au consentement biaisé, elle pourrait même évoquer le redoutable mode d'approche, de séduction et de prédation d'un Gabriel Matzneff. Mais on peut aussi la comprendre comme une mise au jour de la structure perverse de certains désirs masculins - c'est comme ça que je l'ai comprise à 18 ans, il y a longtemps. Le fossé qui sépare Gainsbourg de ce monstre, c'est que Serge a écrit pour ne pas passer à l'acte, alors que Matzneffest passé à l'acte pour pouvoir écrire… C'est ce qu'il y avait de fascinant chez lui, cette capacité à écrire borderline que l'on retrouve dans “Inceste de citron”, une autre chanson qui peut aussi résonner différemment en 2023 parce que les victimes d'inceste ont pris la parole et brisé le silence et que le borderline est un espace dangereux, une zone grise où tout peut basculer. C'était une aventure, Gainsbourg était un immense compositeur, un immense parolier dont le génie m'impressionnait, un génie de l'écriture qui, en me laissant coécrire quelques-unes des chansons de l'album, s'est amusé à me laisser sautiller vers la hauteur de ses rimes et de ses trames poétiques.

 

Que vous a-t-il appris ?

C'était comme avec Duras, que j'ai connue un peu. C'est une façon de penser autrement. À leur contact, on entendait vraiment des choses qu'on n'avait jamais entendues de cette façon-là, des points de vue qu'on n'aurait jamais envisagés.

Tout chez eux était singulier. Auprès d'eux, j'ai éprouvé la libération que procure une pensée différente. Quand j'ai rencontré Serge, j'étais encore à la Comédie-Française, j'étais vraiment très jeune. C'était difficile de ne pas tomber amoureuse de lui. On était frappé par son esprit. L'esprit de faire advenir ce à quoi on ne se serait jamais attendu. Plein de souvenirs affleurent de cette époque. Je me souviens par exemple de moments dans des restaurants… Moi, on m'avait toujours appris qu'il fallait honorer ce qu'on nous servait et finir son assiette. Lui, il déshonorait ce qu'on lui servait.

Il entamait à peine ce qu'il commandait. Il me disait : “Mais… vous n'allez pas manger quand même ?!” [rires] Comme si c'était invraisemblablement vulgaire ! [rires] Il ajoutait : “Il faut juste goûter, c'est à la portée de tout le monde d'avoir faim !” Il provoquait, mais sans mépris pour autant, sinon les gens ne l'auraient pas aimé à ce point. Il jouait vraiment avec l'imagerie de l'aristocrate, du dandy… Il était impayable.

 

Vous avez passé beaucoup de temps ensembles ?

Non, pas tant que ça. Mais je suis allées suffisamment rue de Verneuil pour que tout m'imprime. Comme j'entendais Alain Chamfort le dire dans une émission, je sais quasiment où était placé chaque objet. Je me souviens de tout, comme la visite d'un lieu qui devient de plus en plus prestigieux intimement.

C'est pourquoi je ne pourrai pas retourner le visiter [la Maison Gainsbourg, rue de Verneuil, à Paris, a ouvert au public en septembre].

 

À la disparition de Jane Birkin, vous avez posté la vidéo d'un show télé où vous chantiez Rupture au miroir à ses côtés. Vous avez été proches ?

Oui. Je l'aimais beaucoup. Elle-même était tellement aimante… Elle était là pour être dans l'amour des gens. On devait tourner un film toutes les deux réalisé par Serge. Mais il n'a pas pu se faire.

 

Il y a dans votre nouvel album quelque chose de hanté, qui tient bien sûr à la présence d'artistes défunts, comme Philippe Pascal, Daniel Darc ou Christophe.

Le duo Où tu ne m'attendais pas avec Christophe, celui avec Daniel Darc, Homme et Femme, et Pour ce que je sais de toi avec Philippe Pascal pour moi sont particulièrement chargés émotionnellement par la force de la présence de ces interprètes. Par exemple, Christophe aimait travailler, enregistrer la nuit. Pour l'enregistrement de ce duo, c'est donc aussi une prise de voix nocturne, et ça se sent. On avait déjà le sentiment d'une voix “parlant depuis l'au-delà”, une voix spectrale. C'est l'au-delà du disque, ce n'est pas l'enfer, ce n'est pas le paradis, c'est le renversement heureux du mythe d'Orphée et d'Eurydice, ma voix rejoint la voix de ces artistes défunts et les ramène à leur musique, à leur éternité. Je n'ai pas peur de me retourner vers ce moment heureux de communion, de partage… L'album n'est pas hanté, il est habité par des morts et des vivants qui survivront à la disparition, même s'il existe l'inquiétude de l'oubli, de l'effacement des mémoires vivantes, la peur d'un exil numérique dans les archives du patrimoine culturel immatériel de l'humanité. Et pourquoi pas une promesse d'éternité ?

 

Comment définiriez-vous votre rapport au deuil, à la disparition des personnes aimées, à la façon de vivre avec ?

J'ai longtemps vécu la disparition des êtres chers comme un abandon, un déchirement, une injustice du temps qui n'accorde jamais les lignes de vie sur la même portée, la même fréquence. Le deuil est une dissonance douloureuse qui affecte la mémoire : l'analyse apaise. Pour moi, elle a été salvatrice.

Elle me permet de vivre avec mon passé et pas dans le passé, d'accepter qu'il restera toujours des trous noirs. Je crois à une forme de présence des esprits, une présence bienveillante mais fugace qui n'est peut-être qu'une illusion, le besoin viscéral de refuser la solitude dans laquelle nous plonge tout départ.

Retenir les esprits autant qu'ils nous retiennent…

 

Deux ans après l'album de Gainsbourg, vous avez enregistré un single dont vous avez écrit le texte, Princesse au petit pois . C'est un texte où vous parlez très intimement de vous…

Vous pourriez toujours dire “J'attrape des bleus partout sans bouger” ?

[rires] Je ferais mieux de fermer ma gueule de temps en temps. J'envoie de ces messages idiots à l'univers ! [rires] La “princesse au petit pois”… Que dire ? Je l'ai écrite comme un manifeste de qui j'étais et de qui je n'étais pas, de mon indépendance radicale, d'une certaine maturité face au miroir aux alouettes.

“C'est mieux si je dors sans rêver… ” pour éviter la violence de certains réveils, la lucidité, ça fait toujours mal, même s'il ne faut pas dramatiser, même si “il ne faut pas pousser” 

 

Et vous vous reconnaissez toujours dans l'image de la princesse tellement fragile qu'un petit pois pourrait lui casser le dos, même si cent matelas la protègent ?

Disons qu'aujourd'hui, plutôt qu'un seul petit pois, il y a une boîte de conserve entière entre le matelas et mon dos ! [rires]

 

Pouvez-vous nous parler davantage de votre relation avec Duras ?

Bruno Nuytten [cinéaste et directeur de la photographie avec lequel Isabelle Adjani a vécu] m'avait emmenée sur le tournage du Camion [1977] . J'avais obtenu un job de stagiaire scripte parce que tout m'intéressait. J'avais une vénération absolue pour la façon dont Bruno agissait sur un plateau. Et Marguerite Duras l'aimait. Elle lui a d'ailleurs dédié L 'Amant . Moi, je suivais. J'étais en extase devant elle, son univers, mais comme tellement d'autres qu'elle fascinait aussi. Gainsbourg, Duras, Sagan ont été pour moi des rencontres essentielles.

 

Il n'y a pas eu de traces artistiques de votre relation avec Sagan ?

Elle m'a fait l'honneur d'écrire un texte sur moi dans un numéro de la revue Égoïste [dans le n°11 de 1989] . Il y a une très belle photo de nous dans ce numéro. Je l'aimais, j'aimais tout chez elle, j'aimais comme elle parlait de Proust… Ces gens me manquent. Et les gens qui pourraient m'imprimer comme ça aujourd'hui, j'ai l'impression de ne pas les connaître, de ne pas les avoir rencontrés. Je me souviens qu'elle avait cité une phrase de Madame de Staël : “La gloire est le deuil éclatant du bonheur. ”

 

Et c'est vrai ?

Faut croire !

 

Quelle lectrice êtes-vous ?

Une dévoreuse de livres qui s'est elle-même mise au régime sec. En d'autres termes, une lectrice paresseuse qui accuse le temps de ne pas lui en laisser assez pour lire, alors que la lecture est pour moi une des rares activités humaines qui a le pouvoir de tuer le temps.

J'imagine que vous ne prendrez pas en compte le feuilletage de magazines… Chez moi, il y a des piles de livres à lire, des livres que je veux vraiment lire, même si je présente parfois les symptômes du tsundoku, mot japonais qui désigne le syndrome de l'achat compulsif de livres que l'on ne lira peut-être jamais. Mais quel mal y a-t-il à faire des réserves de lecture ? Passons, ça fait trop d'années que ça dure… Tout en haut des piles se trouvent des ouvrages de philosophie, les essais de Cynthia Fleury [lire p.48] par exemple sur le courage, sur la dignité, ceux de Michaël Fœssel sur l'intime, sur la nuit, sur le retour du pire, de Claire Marin sur les ruptures, sur le corps, sur notre place dans ce monde… Le gaslighting d'Hélène Frappat [ Le Gaslighting ou l'art de faire taire les femmes aux Éditions de l'Observatoire] qui me parle à fond, autour d'un de mes films préférés, Gaslight [ Hantise, 1944] de Cukor. J'aurais aimé faire des études de philosophie…

 

Le concept de gaslighting, tel que le théorise Hélène Frappat, c'est-à-dire rendre l'autre (le plus souvent, une femme) coupable de ce qu'on lui inflige, décrédibiliser et mettre en doute sa parole jusqu'à remettre en question sa capacité de jugement, de réflexion, voire son être même, c'est une clé importante pour vous ?

Eh bien oui, ça correspond à des expériences de vie réelle. Le film qui a inspiré ce concept, Gaslight de George Cukor, m'a énormément aidée. Je le connais presque plan par plan. Oui, l'acharnement à rendre une femme comme l'ombre d'elle-même, je l'ai connu, je sais ce que c'est.

 

Comment choisissez-vous vos livres ?

J'écoute beaucoup d'émissions radio, je note les noms des auteurs dont j'entends parler et dont les livres m'intéressent. Récemment, j'ai entendu un ancien chef d'établissement, que j'ai trouvé passionnant.

Il s'appelle Patrice Romain et a écrit un livre, Omerta dans l'Éducation nationale [Le Cherche Midi]. Même si je n'ai plus d'enfants à élever, tout ce qu'il racontait m'a mise en ébullition. La lecture des essais nourrit mon envie de faire quelque chose pour cette société de malades. De gens qui souffrent. Ça m'énerve d'ailleurs quand on stigmatise l'engagement des gens du spectacle, des actrices en particulier. Quand on voit Emmanuelle Béart intervenir, ça mobilise vraiment dans la lutte contre l'inceste. Même chose pour cette action symbolique où on se coupait une mèche de cheveux : d'accord, on n'est pas iraniennes, d'accord, on n'est pas en danger, mais pour celles qui le sont, ce soutien compte.

 

Six ans après l'émergence de MeToo, quel regard portez-vous sur cette séquence historique ?

Nous sommes en pleine révolution, dans le mouvement d'une révolution en cours. MeToo, c'est un tsunami, une déferlante, un tremblement de terre qui se réplique à vaste échelle parce qu'il s'agit de renverser un ordre plurimillénaire, de déconstruire l'espace mental et social de la domination masculine, de la partition des sexes et des genres. Historique, c'est le mot qu'il ne faut pas prendre à la légère parce qu'on sait que l'Histoire connaît de brusques arrêts et de dangereux retours en arrière. Simone de Beauvoir nous a toutes averties, restez vigilantes ! Ce qu'il faut comprendre et que les hommes ont du mal à avaler, c'est que nous sommes seulement au début du soulèvement et que nous ne devons rien laisser passer ! C'est un moment radical parfois violent : transiger, c'est perdre, il faut désamorcer tous les réflexes patriarcaux sans exception. Ce combat va inéluctablement changer les rapports entre les hommes et les femmes, l'affirmation et la perception du genre et les relations amoureuses. Ça peut faire peur, c'est compréhensible, mais je me dis que nous ne devons pas laisser instrumentaliser cette peur par celles et ceux qui veulent décrédibiliser ce combat en invoquant la nature et son ordre supposé, voire la fin de la civilisation. Il faut tenir, persévérer, c'est crucial, l'enjeu dépasse nos frontières - je pense aux femmes iraniennes, aux femmes afghanes, mais je pense aussi à la haine déclarée et belliqueuse d'une partie du monde contre cette montée en puissance de l'égalité et de la liberté. Les premières victimes des répressions réactionnaires en Iran comme en Russie ou en Tchétchénie sont les femmes, les homosexuels et les personnes transgenres. Cette réaction gagne même certains pays européens - la Hongrie, la Slovaquie, la Pologne… Vigilance, solidarité, combat…

les hommes doivent se joindre aux femmes comme certains l'ont fait en Iran au péril de leur vie.

 

Quelle place avait la musique lorsque vous étiez enfant ?

Ma culture musicale commence dans le silence, dans l'absence de musique à la maison. Je ne me souviens pas d'airs de musique, de notes fredonnées qui auraient pu m'inscrire dans une tradition musicale autre que celle des variétés, comme on appelait les chansons populaires dans les années 1960.

La musique pop n'avait pas les lettres de noblesse qu'elle a aujourd'hui. Pop, c'était plus in, c'était plus cool, mais ça restait pour les masses, de la musique de grande distribution pour les heures de grande écoute pour les classes populaires.

Je n'avais qu'une mini-radio, un petit tourne-disque à moi, pour mettre un univers musical en culture. J'adorais les vinyles que je n'avais pas, juste les petits 45t avec quelques-uns des tubes du moment et j'enviais les 33t, les albums qui donnaient à ceux qui en parlaient, les garçons surtout, une stature de connaisseurs, d'experts, quand ils parlaient des morceaux qu'ils préféraient, les paroles, l'orchestration, les rythmes…

La culture musicale était un marqueur social très discriminant malgré la popularité grandissante, phénoménale de certains artistes. Revendiquer un genre, c'était se donner un genre, une affirmation de soi partagée, c'était aussi une arme de séduction massive. Mon socle musical, c'est la musique pop dans toute sa diversité, pop rock, pop disco, pop electro, pop pop pop pop… En tant que chanteuse, je m'inscris dans cette constellation qui brille aujourd'hui sans complexe d'infériorité, et c'est tant mieux.

 

Quel·les sont les chanteurs ou chanteuses qui vous ont vraiment marquée ?

David Bowie, bien sûr, et sa galaxie où s'abîme et s'étiole Ziggy Stardust, l'homme venu d'ailleurs, l'homme poussière d'étoile… Véronique Sanson, parce que c'est une artiste féminine qui s'est imposée dans un monde d'hommes, une pionnière, parce que, “à midi je suis dans mon lit et je rêve de quelque chose et qu'à minuit je suis dans la ville et je cherche quelque chose” … Elton John… J'ai appris à écouter la musique classique avec les sœurs Labèque, j'ai compris en les observant quand elles répétaient chez elles que l'exécution d'une partition requérait autant d'intensité que l'interprétation d'un rôle, que la virtuosité n'était pas simplement une maîtrise technique mais un investissement du corps et de l'âme dans leurs pianos. Je peux écouter Martha Argerich jouer Schumann, Chopin ou Bach pendant des heures.

 

Et aujourd'hui ?

Ce que j'écoute aujourd'hui ? On fait une playlist ensemble ?

[rires] Un de mes coups de cœur récent est Luca Fogale, un artiste canadien que j'aime vraiment beaucoup.

 

Est-ce que, pour vous, interpréter une chanson engage autant le jeu que le chant ?

Le chant, c'est la liberté, le jeu, c'est la libération.

L'immédiateté, l'immatérialité, la légèreté, le chant peut faire irruption à tout moment, cette liberté nous la connaissons toutes et tous - il y a le cliché, chanter sous la douche. Il y a surtout je chante soir et matin, je chante n'importe où quand ça me vient. Le chant précède le désir de chanter, il surgit avec éclat ou en sourdine, mais il sort de nous et nous sortons avec lui : c'est un hors-de-soi jubilatoire. Le jeu, c'est différent. Il faut se préparer, entrer dans le personnage, s'y enfermer un moment et puis s'en libérer pour l'interpréter pleinement.

Quand le jeu s'arrête, on peut laisser le personnage où on l'a trouvé alors qu'il est impossible de quitter une chanson, de se défaire de celle qui insiste. Reste l'interprétation, le point de convergence du chant et du jeu, cette épreuve intense où il ne suffit pas de se souvenir des paroles, du texte, mais de leur insuffler quelque chose de l'ordre de l'âme en leur donnant corps. C'est un moment d'appropriation et de dépersonnalisation où on laisse l'extérieur envahir l'intérieur ; c'est beau de voir des artistes se laisser pénétrer par la musique, par la scène, par le plateau, par le décor, par les autres protagonistes de l'instant où on donne de la voix, le la de l'interprétation. Quand ça sort, quand le ton est juste, quand la voix trouve son chemin, quand le corps est résonances, le chant et le jeu se rejoignent.

 

Pourquoi être actrice, à l'origine ?

Être actrice, c'est soigner : par le divertissement, ou par la catharsis - celle du public, pas la mienne - ou par la transmission. Nous sommes des acteurs de vie, d'imaginaire, d'assistance. Enfant, je voulais être dans le soin. Ça allait de l'humanitaire à être juge pour enfants. [rires] Je n'ai pas envisagé de vivre ma vie humaine en dehors du don.

On se donne aux autres comme on se donne à Dieu.

 

Vous allez régulièrement au cinéma ?

Oui, et quand j'y vais, je vois souvent plusieurs films à la suite.

Cet été, j'ai adoré Barbie par exemple. J'ai adoré ce déchaînement féministe. Et la fin est presque kantienne.

Ça m'a mise en joie. J'ai adoré Reality aussi avec Sydney Sweeney [film de Tina Satter sorti en salle en août], qui est formidable. Cette façon de faire d'une restitution de témoignages un texte à adapter au mot près, c'est très fort.

On sait tout de suite que le personnage comprend que ça ne pouvait pas être autrement, que les deux enquêteurs allaient arriver et l'amener à l'aveu. Ça m'a profondément émue.

 

Vous avez vu Les Amandiers ? Avez-vous retrouvé le Chéreau que vous avez connu ?

Oui, bien sûr. Je l'ai même vu à Cannes. Le Chéreau du film est surtout celui que Valeria [Bruni T edeschi] avait intériorisé.

Tout ce qu'a laissé Patrice est tellement précieux… Ses écrits sont d'une force extraordinaire. Il n'a vécu que pour presser jusqu'à la dernière goutte tout ce qu'il y avait de visionnaire en lui, pour révéler quelque chose du monde autour de lui. Il se souciait moins de rayonner que de révéler. J'ai eu la chance de rencontrer récemment grâce à une amie Kirill Serebrennikov.

Il connaît le parcours de Chéreau point par point : son œuvre théâtrale, opératique, cinématographique… C'est vraiment son frère européen. Patrice comptera énormément pour tous les grands artistes à venir.

 

Vous dites que Patrice Chéreau se pressait lui-même. Mais ne pressait-il pas aussi les autres ?

Il y a une grande réflexion en ce moment sur la souffrance dans la création et le contexte de production d'une œuvre. Que pensez-vous aujourd'hui de la mythologie de la souffrance comme vertu dans la création ?

Ce sont des choses dont j'ai pas mal parlé récemment avec Adèle Exarchopoulos à propos de son expérience avec Abdellatif Kechiche [sur le tournage de La Vie d'Adèle ] , qu'elle a d'ailleurs vécue différemment de Léa [Seydoux] … Moi-même j'ai mis du temps à percuter sur ce que j'avais vécu sur le tournage de Possession d'Andrzej Żuławski. Chaque jour de tournage correspondait à une espèce de vision métaphysique du metteur en scène qu'il allait interpréter avec une prise de risques physique ou psychique selon la scène, dans une atmosphère d'une tension extrême dont il était le fouet qui claque. Mon personnage était torturé et représentait pour lui métaphoriquement le monde divisé entre le bien et le mal, incarné par une femme qui s'adresse à Dieu “devenu sourd” par le mal absolu. Il disait qu'il se mettait en danger lui-même à travers l'atmosphère irrespirable qu'il créait afin que son actrice ne se retrouve pas à l'hôpital. C'était un Polonais qui menait un combat théosophique comme un gladiateur enragé. J'ai depuis exprimé ma défiance de toute manipulation. J'ai entendu récemment Noémie Merlant qui, de façon très claire et concise, affirmait sa désapprobation du mauvais traitement pour interpréter un rôle. C'est une mythologie qui remonte à Clouzot, et dont beaucoup de cinéastes ont été très fiers jusqu'à récemment. Mais je dirais que Patrice Chéreau était quand même une exception. Il n'a jamais fait souffrir quiconque pour le faire souffrir je pense. Il n'y avait chez lui aucun sadisme. Et si le travail s'approchait parfois des zones douloureuses, il souffrait souvent autant que vous. Quand on est très jeune, on peut croire à des phrases comme “personne n'a jamais su tirer ça de moi”, “il m'a fait sortir des choses incroyables”… Moi, je pense que nous sommes responsables de nos possibles. C'est une conscience qui vous vient avec l'expérience. Ma nièce, qui est une jeune actrice [Zoé Adjani-V allat], me dit être déjà consciente de ça, mais elle sent qu'elle n'a pas encore toute la richesse émotionnelle qui peut lui permettre d'être là au moment où il faut qu'elle soit là.

On peut imaginer qu'il y aura un jour sur les affiches de films la mention “cruelty free”, comme pour les animaux ! [rires]

 

Ce qui s'est passé sur Possession n'a pas lieu d'advenir au service d'une œuvre selon vous ?

Vous regrettez ?

Non, je ne regrette pas. J'étais jeune. J'y ai perdu des choses.

Même si on me dit que j'en ai aussi gagné (un prix à Cannes, un César…). Mais est-ce que ceci vaut cela ? Je n'ai pas à regretter quelque chose si j'y ai consenti. En tout cas, je sais et je dis que ça ne pourrait plus m'arriver. Je prépare en ce moment avec un cinéaste argentin un film autour de Suzanne Valadon, qui a épousé l'amant de son fils Utrillo [le peintre André Utter, amant de Maurice Utrillo] . C'est le récit d'un trio infernal. Je sais que le film va me pousser vers des zones où j'ai peur d'aller. Mais c'est un contrat moral avec le réalisateur. Je sais qu'il ne va pas me torturer.

 

Vous parliez de la difficulté à atteindre une richesse émotionnelle que confère l'étendue de la vie lorsqu'on est une jeune actrice.

Mais quand on revoit L 'Histoire d'Adèle H, on se demande comment vous avez pu, à moins de 20 ans, incarner une telle ampleur de sentiments…

Mais moi aussi je me demande ! [rires] C'est un film affreusement prophétique, L 'Histoire d'Adèle H. Je ne savais pas que je savais ce que je faisais. C'est aussi la grande perspicacité de Truffaut, qui a fait apparaître chez moi un futur émotionnel. Il a vu ce potentiel et il l'a fait émerger presque sans que je m'en rende compte.

 

Truffaut n'aurait également pas pu faire ce film sans vous…

C'est ce qu'il me disait, mais moi je ne le voyais pas.

 

Vous tournez une série aux États-Unis avec Nicole Kidman, pouvez-vous nous en dire plus ?

C'est une adaptation de The Perfect Couple d'Elin Hilderbrand, que l'on a dû interrompre à cause de la grève des scénaristes.

J'ai l'impression de commencer une carrière américaine, que j'ai volontairement interrompue il y a trente ans en raison de paramètres personnels… J'ai refusé beaucoup de choses majeures en provenance des États-Unis. Grâce à MeToo, je ne doute plus de rien, tout est en train de devenir possible !

 

Suivez-vous les négociations autour de la grève à Hollywood ? Est-ce que le développement de l'intelligence artificielle au cinéma vous effraie ou vous intéresse ?

IA, c'est moi ! Oui : IA comme Isabelle Adjani ! [rires] Je frémis de peur en imaginant les conséquences possibles de ces développements. Imaginer que l'on puisse vous reproduire à la perfection dans le monde digital au point où votre double numérique peut interpréter un nouveau rôle comme vous pourriez le faire est absolument terrifiant, car en plus vous n'avez aucun droit sur ce double qui appartient aux studios.

C'est plus que notre gagne-pain qui est en jeu dans cette histoire, c'est notre identité, notre intégrité, et j'oserais même le mot dignité. Faisant moi-même partie de la SAG [Screen Actors Guild, syndicat des acteur·rices américain·es], je soutiens la grève des acteurs de Hollywood dans un système où tout dépend de la volonté et de la puissance des studios.

Ce processus de déshumanisation du cinéma est déstabilisant : tous les films ne seront plus que des films d'animation d'avatars plus vrais que nature…?!? Face à cet horizon inquiétant, il ne suffit pas de dire qu'on aura toujours besoin de l'humain pour nourrir la création d'émotions vraies…

Si vous pouvez vous passer des actrices et des acteurs, vous pourrez vous débarrasser de tous les autres artisans qui œuvrent dans le cinéma… L'intelligence artificielle, c'est passionnant, bien sûr, parce que ça peut accélérer les découvertes scientifiques, les innovations technologiques… Et c'est peut-être elle qui trouvera comment stopper le réchauffement climatique sans renoncer au progrès…

comment soigner tous les cancers, nourrir toute la population de la planète… L'épistémologie doit questionner l'intelligence artificielle et ses champs d'application pour en définir les limites afin de protéger l'humanité des conséquences de son propre génie. Que dire ? Que faire ? Pour commencer, relire peut-être, le poème intense et insensé de Stéphane Mallarmé dont le titre est déjà le début d'une réponse : Un coup de dés jamais n'abolira le hasard 

Texte Carole Boinet & Jean-Marc Lalanne

 

 

 

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Le 25/10/2023 à 11:12, COUI a dit :

Le snobisme des Inrocks, qui se gardent bien de citer Obispo.


Certes, il y a du snobisme dans cette attitude, mais on peut aussi se dire que les (quelques) lecteurs des Inrocks sont plus alléchés par des noms comme ceux de Daniel Darc et de Christophe que par celui d’Obispo … C’est les Inrocks, pas Platine. 

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Il y a 5 heures, steph3333 a dit :

Ça sera difficile de réitérer son coup d'éclat avec le premier album signé Gainsbourg. Je pense que cet album va passer totalement inaperçu. J'espère me planter mais cet album sort avec 30 ans de retard. 

 

Ce projet n'égalera pas son album avec Gainsbourg c'est évident mais on pourrait trouver du charme à certains titres. Le duo avec Christophe est un bon exemple.

Après, connaissant la personne, il semble évident qu'elle ne fera aucune promo. 

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Le 02/11/2023 à 20:39, Hello a dit :

Elle sera dans EN APARTE lundi avec Obispo, Daho et Roussel:

 

Très belle émission ! On a pu entendre un morceau du duo avec Daho et une version acoustique du titre avec Gaetan Roussel.

Isabelle... Mme Adjani... j'aime votre voix, votre phrasé... bref vivement le 10 novembre et... qu'est ce que je vous aime ! (Ça ne se voit pas du tout lol)

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