Suzane en interview : "Etre une artiste engagée, ce n'est pas un gros mot"
Suzane vient de sortir son nouvel album "Millénium". En interview sur Purecharts, la chanteuse revient sur la notion d'artiste engagé et se livre sur son titre choc "Je t'accuse", les stéréotypes de genre ou son duo avec Youssoupha.

Romain Garcin
Propos recueillis par Julien Gonçalves.

C'était une évidence pour toi d'appeler cet album "Millénium" ?
C'est le mot qui m'est principalement venu pour dire que je décris mon époque, la société dans laquelle je vis, et un peu cette envie de faire comme une fresque du monde, de la société en 2025. Et puis je suis un bébé des années 90, donc je pense que j'évolue aussi avec ma génération. Je décris un peu le monde avec cet oeil là. Et "Millénium", c'est un petit peu lié aussi à ce film où la protagoniste se fait justice elle-même face à ses violeurs. C'était évident... Aussi, j'aime bien ce mot, ça veut dire "nouvelle ère commençant par un changement", et je crois qu'on a besoin de changement en ce moment, non ?

J'avais envie d'élever ma voix
Plus que jamais ! C'est en effet l'album d'une voix de toute une génération. Est-ce que c'était intentionnel dès le départ, ou est-ce que tu t'en es rendu compte en cours ?
Je pense qu'on ne sait jamais ce qu'on va pondre comme album avant de le faire. C'est comme faire un enfant. (Sourire) Et puis un album, c'est aussi une espèce de BO de vie. Il m'a suivie à cette période là de ma vie... On était en 2023 quand j'ai commencé. J'ai été recrachée par la tournée, je me suis retrouvée sur mon canapé un peu en redescente. Ma musique est bénéfique sur moi, ça m'aide à me lever le matin, à calmer mes angoisses. Mais je ne peux pas savoir si je vais toucher les gens, si je vais être une porte-parole ou je ne sais quoi. Je sais juste que j'avais envie d'élever ma voix, de pouvoir tout raconter. Je me le suis permis avec un titre comme "Je t'accuse". Peut-être que j'y ai mis un peu plus d'intimité, j'ai réussi à parler un peu plus en "je". Donc peut-être qu'il y aura d'autres personnes dans ce "je" qui vont se retrouver dans les thèmes que j'aborde...

En décrivant cette génération et le monde, est-ce que ça t'aide aussi à mieux vivre dans ce chaos général ?
Je n'ai pas toutes les réponses à mes questions, et j'en pose quand même beaucoup sur l'album. (Rires) On sent que je me questionne un peu sur l'existence, sur le sens à tout ça, sur la place qu'on doit trouver dans cette société, sur le monde qui tourne trop vite. La musique, c'est un bel outil justement pour poser des mots. En psychologie on dit que quand on pose des mots sur les choses, il y a déjà un poids qui s'enlève. Là, c'est un peu pareil. En plus, aujourd'hui, on voit beaucoup de choses terribles et un peu partout.

On est vraiment submergé oui...
On est quand même un peu assailli de bad news constamment, dans la rue, sur son téléphone... Et tu sais jamais trop quoi faire. Tu es là, un peu impuissant. La musique, ça reste un endroit où moi j'aime me réfugier. Donc si des gens veulent rentrer dans ces réflexions là, mais en musique... C'est un exutoire pour moi. OK c'est un peu sombre et tout, mais est-ce qu'on peut pas faire mieux ? Est-ce qu'on peut pas y voir la lumière au bout du tunnel ? Est-ce que nos générations peuvent pas faire mieux que les précédentes ? En tout cas, ne pas reproduire les mêmes erreurs. Je pense qu'il y a quand même pas mal d'enjeux majeurs à notre époque, et que ce sont nos générations qui risquent de devoir affronter ces questions-là, donc autant les poser.

On ne peut pas juste parler d'amour et d'eau fraîche en 2025
Musicalement, le précédent album "Caméo" était plus pop, plus délicat. Là, ce sont des sonorités électro qui collent avec tes paroles plus frontales. C'est aussi pour ça que tu as choisi ces sonorités ?
Je pense que ce son est plus moi en fait. Si on écoute mon premier EP et mon premier album "Toï Toï", mon essence première, elle est là. C'est la chanson française, l'électro et quelques codes rap. Le deuxième album, il y a de très belles choses. Je me suis permise d'aller dans des endroits un peu plus pop, plus ouverts, mais je sens aussi sur scène que la musique électro me porte plus. Ce qui m'empêche pas de faire des balades comme "À la vie", "Au grand jour" ou "Virile". Mais cet album-là, j'avais envie qu'il me fasse lever, qu'il me fasse danser, que ce soit un album physique où je peux être cash dans mes paroles et associer ces deux choses. C'est frontal, mais je suis un peu comme ça dans la vie aussi. J'ai hâte surtout de le vivre en live pour partager.

C'est un album fait pour la scène et qu'on peut dire engagé. Longtemps en France, ça a été un gros mot...
C'est vrai ! Mais je n'ai pas fait exprès. Déjà en 2020, quand je sors mon premier album, j'entends tous les journalistes qui me disent : "Ah, c'est engagé." Mais je ne sais pas, je suis une jeune fille qui écrit juste ce qu'elle ressent, ce qu'elle a à dire. Je ne me rends pas trop compte... C'est vrai qu'il y a quelques années, le mot engagé, je sentais que, chez les gens, c'était un peu : "Ouh la, ça fait un peu peur, c'est une nana en colère".

Ah oui ?
Mais je pense qu'aujourd'hui on a de quoi être un petit peu en colère, ou du moins se poser des questions et parler de ces choses-là. On ne peut pas juste parler d'amour et d'eau fraîche. Bien sûr, il en faut, mais il faut aussi des peintures de la réalité. Moi, c'est ce que je fais en tout cas en chanson. Oui, on sent mon engagement. La place des femmes commence à prendre de plus en plus de place dans ma musique. Le genre, la place de la femme, les violences, la cause LGBT qui là encore n'est pas gagnée, l'écologie dont je parlais déjà sur "Il est où le SAV ?"... Je me dis au moins qu'avec la musique, les messages passent en douceur. J'ai envie que tous les gens puissent vivre et être eux-mêmes au grand jour. Oui même quand je parle d'amour, c'est dans un sens un peu militant. Je pense qu'on peut dire que cet album est engagé, et c'est pas un gros mot, mais le contraire. Je trouve que c'est un très joli mot, et qu'il faudrait qu'on se l'approprie encore plus.

En parlant d'engagement, il y a la chanson "Je t'accuse" qui est sans doute la plus forte de l'album et de ton répertoire à ce jour.
Complètement !

Tu savais qu'elle allait avoir un tel impact sur les gens ?
Pas du tout. Et je pense que c'est ça la "beauté" des titres. Même si "Je t'accuse" est une chanson difficile. Je l'ai portée en moi depuis cet événement qui a été traumatique, et qui a refait surface au moment où j'écris cette chanson. Ce piano et ces mots, que j'ai réussi enfin à sortir quelques années après, ont été mon meilleur refuge. Elle m'a réconfortée quand je l'ai écrite. Je pensais pas qu'elle allait toucher autant de gens. Ça a vraiment été un vent contraire dans ma tête de voir qu'autant de gens écoutaient cette chanson. Car je me disais qu'ils s'y retrouvaient, et on a quand même l'air très nombreux... C'est dur de lire des récits qui ne devraient pas exister. Mais "Je t'accuse" a eu l'air d'être plutôt un pansement donc si j'ai réussi à m'aider et en même temps aider quelques autres personnes, c'est déjà une belle chose.

La justice, on ne lui fait plus confiance
Est-ce que tu as été réticente au début d'employer des mots qui sont très forts ? Notamment sur la justice où tu t'adresses à elle en disant : "Justice, est-ce qu'on doit te faire nous-mêmes ?"
Je pense que quand on s'attaque à une institution, il y a toujours cette question de choisir les bons mots. Je l'ai presque écrite comme un plaidoyer cette chanson. Je me suis vue presque face à la justice, au système, à tous ces gens qui en font partie, et même la société. Au final, ce "Je t'accuse", c'est aussi pour mon agresseur, c'est pour plein de gens, mais effectivement c'est peut-être plus adressé à cette institution, parce que pour moi, 8 ans après "Me Too", la parole des femmes s'est libérée, il y a encore plus de plaintes, mais ces plaintes aujourd'hui deviennent quoi ? Des classées sans suite.

Ce qui parait insensé...
Oui et je pense que ma colère a fait que j'ai osé m'adresser à la justice française en lui disant carrément : "Tu existes tellement pas. Est-ce qu'on doit te faire nous-mêmes ?" Parce que combien de victimes je vois ne pas être reconnues, avoir peur d'aller porter plainte parce qu'elles savent qu'elles vont vivre sûrement une double peine et qu'à la fin il n'y aura même pas de condamnation ? Donc aujourd'hui, la justice, on ne lui fait plus confiance. Je me suis autorisée à exprimer ce sentiment. D'ailleurs, je sors cette chanson par hasard le 24 avril 2025, le même jour où la Cour européenne des droits de l'homme condamne la justice française pour manquement et sexisme. Je me dis que mon sentiment était plutôt légitime, et j'ai l'impression qu'on est nombreux à avoir ce sentiment là, d'impunité et d'inaction.

Tu as été contactée par le gouvernement ou le ministre de la Justice pour ouvrir un dialogue et mené à des actions concrètes ?
Non, forcément que non. Et je pense que ça fait même un peu peur, j'imagine, des chansons comme ça qui arrivent du peuple quoi. Je dois être vue comme une élève qui va un petit peu faire révolter la classe. Après, ce que je trouve très beau, c'est qu'il y a beaucoup de professeurs qui prennent cette chanson pour étudier le texte etc. C'est un travail de fond qui est hyper important. On voit des gens agir mais les dirigeants, les chansons politiques, ça n'a jamais été trop leur truc... Et puis ce n'est pas trop un sujet important pour eux, j'ai l'impression. Quoi qu'il en soit, j'espère que dans quelques années cette chanson sera inutile parce que les choses auront changé.

J'ai signé un contrat d'artiste qui était un petit peu bloquant
Tu es désormais ta propre productrice et signée en indépendant. Penses-tu que tu aurais pu sortir "Je t'accuse", et même cet album, en major ?
Franchement, je ne sais pas parce que je ne le vis pas. J'ai fait le choix de travailler avec 3ème bureau chez Wagram parce que c'est un label indépendant. Au début, je ne comprenais pas tout de l'industrie, donc j'ai signé un contrat d'artiste qui était un petit peu bloquant. Mais maintenant, je suis productrice de ma musique, et ça m'aide à être encore plus alignée avec ce que je dis, comment je le dis, quand est-ce que je le dis et si j'ose le dire ou pas. Ça me donne plus de liberté, et quand on est une femme dans cette industrie, c'est quand même assez important. Jusque-là, je n'étais pas propriétaire de mes chansons. Aujourd'hui, si je décide de reverser des droits de "Je t'accuse" à la Fondation des femmes, c'est moi qui décide. En major, je sais pas si un disque comme ça aurait pu sortir... Après, des artistes politiques comme Renaud, Balavoine ou Diam's n'ont pas fait tant peur aux majors. Mais c'est une vraie question.

J'espère que "Je t'accuse" sera célébrée aux Victoires de la Musique. Est-ce que tu y penses ?
Je ne sais pas du tout ce qui peut se passer, et les Victoires de la Musique, c'est pas une fin en soi. Par contre, c'est vrai que ce serait, pour la chanson, pour le message qui est véhiculé, très chouette de pouvoir la jouer là-bas. Je pense que ça lui donnerait encore de la visibilité. Si j'arrive à prendre la parole aux Victoires de la Musique avec "Je t'accuse", ce serait une vraie opportunité. Après si ça n'arrive pas, c'est pas grave, je ferai en sorte de surtout la jouer dans toute la France, dans toutes les salles, les petites, les moyennes, les grandes, les festivals. Je pense que c'est ça ma prochaine mission avec cette chanson !

Il y a un titre sur l'album que j'aime beaucoup sur l'album qui s'appelle "Virile". Tu t'es amusée à tordre le cou aux idées reçues...
Oui, c'était cool d'écrire "Virile". C'est quelque chose qui est en moi depuis un moment. Quand j'étais gamine, je revois ma mère vouloir m'habiller en robe, on se disputait un petit peu. J'aimais bien être libre dans mes fringues, pouvoir jouer, transpirer, jouer au foot avec les garçons. On me disait déjà à l'époque que j'étais un garçon manqué. J'ai toujours adoré être une fille, mais une fille à ma façon. Sauf que ça n'existait pas jusqu'à maintenant. Virile, pour moi, c'était revenir un peu à ces adjectifs qu'on nous attribue. Souvent, il y en a qui sont réservés aux hommes et d'autres aux femmes. Alors que viril, ça veut dire fort, courageux, puissant. Quand je regarde toutes les femmes autour de moi, je les trouve quand même particulièrement fortes, puissantes, courageuses. Je trouve que rajouter un petit "e" à ce viril ne fait pas de mal. (Sourire)

Youssoupha a été l'un des rares artistes masculins à me soutenir
Dans la chanson "Humanoïdes", tu dis "Plie-toi aux lois de l'algorithme". En interview, Petit Biscuit me disait que c'était compliqué sur les réseaux sociaux car ses chansons étaient moins partagées que ses vidéos torse nu. Est-ce que tu ressens aussi un problème d'algorithme pour partager ta musique ?
On ne connaît pas encore bien les lois. Il y a des jours où, pouf, il y a un truc qui est vachement vu, les gens tombent dessus, sont contents de le voir, et d'autres jours où l'algorithme a décidé de même pas le montrer. Effectivement, je pense que sur les réseaux, comme dit Petit Biscuit, la nudité a l'air d'être plus récompensée que la créativité. Ça, on est assez d'accord. On a un double job aujourd'hui, les artistes : on est artistes et communicants, la totale. Il faut penser à tout, tout le temps. C'est vrai que ça peut être assez épuisant. Il faut se prêter au jeu mais on lutte, on fait comme on peut.

Il y a aussi un titre qui est très intéressant, c'est le feat avec Youssoupha. Est-ce que c'était difficile de trouver "un rappeur déconstruit", comme il est dit dans la chanson ?
J'ai pas eu à chercher très longtemps, parce que c'est vrai que c'est quand même assez rare, il faut dire ce qui est. Je n'ai rien contre les rappeurs mais c'est vrai que dans ce registre là d'un homme artiste qui utilise sa plume limite plus pour le bien des femmes que pour l'inverse, c'est assez rare. Quand j'entends "Dieu est grande" ou "GIGI" où il parle à sa femme, je me dis : "OK, c'est un allié". J'ai l'impression qu'il respecte les femmes, il est pour nos causes. On parle de féminisme et de tout plein de choses dans la chanson, le but c'était de s'allier.

Comment s'est faite la connexion ?
Il a été l'un des rares artistes masculins à venir me soutenir sur "Je t'accuse". Il m'a envoyé un DM : "Cette chanson, elle est importante. Bravo Suzane !" J'ai senti que c'était une collaboration qui était assez évidente. J'aime pas quand ça se fait un peu de loin... Là, j'ai senti que c'était un échange qui était cool, important aussi pour moi dans ma carrière, de me dire : "OK là, je m'associe à quelqu'un, à un homme". Moi qui parle beaucoup de féminisme, je trouve que c'est cool de donner la voix à un artiste masculin dans cet album. Et le partage aussi. Je ne voulais pas finir l'album toute seule donc c'était chouette d'avoir un invité. C'est la dernière chanson d'ailleurs qui a été faite. Youssoupha m'a dit : "Écoute, écris ton couplet, moi je viendrai poser au studio quand je peux". Ça s'est vraiment passé de façon très fluide, et je trouve que c'est une très belle collab.

Suzane en Tournée

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Par Julien GONCALVES | Rédacteur en chef
Enfant des années 80 et ex-collectionneur de CD 2 titres, il se passionne très tôt pour la musique, notamment la pop anglaise et la chanson française dont il est devenu un expert.
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